“Seul le passé avait une existence et une valeur notables. Le présent ne valait que comme source de souvenirs, fabrique de passé. Il n’importait de vivre que pour augmenter ce précieux capital de passé. Venait enfin la mort: elle n’était elle-même que le moment attendu de jouir de cette mine d’or accumulée. L’éternité nous était donnée afin de reprendre notre vie en profondeur, plus attentivement, plus intelligemment, plus sensuellement qu’il nous était possible de le faire dans la bousculade du présent.” — Michel Tournier, Vendredi ou les Limbes du Pacifique.
Ici je rappelle le souvenir de ma mère lors de sa visite ici. À plusieurs reprises elle revait à haute voix des beaux souvenirs elle aurait de sa visite. Les photographies qu’elle a prises seraient des objets précieux dès son retour, et la solennité de sa voix démontrait clairement que la simple expérience n’était rien en comparison avec son emballage sur pellicule. Souvent on voit des gens tout dégonflés devant un beau spectacle – un coucher de soleil par exemple – parce qu’ils ne peuvent pas le capter. Si un reflet ou un souvenir aura une valeur demain, que vaut l’expérience aujourd’hui?
Mais il est possible que le désir de capter l’expérience ou le phénomène dans l’art, ou de comprendre ou interpréter le fil des évènements se réduit à la même sorte de fuite du présent. Pas tout à fait. Le meilleur art n’est pas du copiage, et la compréhension n’est pas la description. Soit que ces activités puisent le coeur du phénomène, soit qu’elles l’intensifient, du même coup elles étirent l’homme. L’activité critique, interprétive, créatrice, jaillit spontanément — soit qu’on la laisse jaillir par petits coups futiles, frustres et contradictoires, soit qu’on les harmonise dans une symphonie qui nous entraine vers une expérience encore plus merveilleuse — deux manières d’accepter le monde des expériences (qui comprend nous-mêmes).